La lettre du pendu
Il avait tout préparé minutieusement et il ne lui restait
plus qu’à mettre en œuvre le plan imaginé. Il avait mainte fois repoussé cette
idée, mais elle avait peu à peu fait son chemin en lui et s’était imposée. Que
pouvait-il faire d’autre au juste ? Depuis qu’elle était partie, il ne
vivait plus vraiment. Il n’avait rien vu venir et son cœur s’était brisé, sans
un cri, sans un spasme ou la moindre douleur, d’un coup comme ça, sans
prévenir.
Il n’avait vécu que pour elle, que par elle du premier au
dernier jour. Il lui avait tout donné, tout sacrifié ; il n’avait vu que
par ses yeux, pensé que par elle et pour elle. Rien d’autre n’avait soutenu ses
efforts que le plaisir de lui plaire. Il s’était fondu en elle, entièrement,
volontairement, parce qu’il l’aimait et l’amour pour lui n’avait de sens
qu’entier, total, absolument et résolument donné. Elle avait tout pris et ne
lui avait rien laissé.
L’idée avait
fait son chemin, et il ne lui restait plus qu’à tirer un trait sur cette vie
dont le sens avait claqué la porte avec fracas, un matin où il ne s’y attendait
pas.
Il avait placé la petite table au plateau de bois brut au
centre de la pièce, juste au-dessous de la poutre. Cette petite table, il y
avait écrit ses plus belles lettres à l’être aimé. Toutes commençaient par
« Mon Cœur ! … ». Mais « son Cœur ! » avait cessé
d’être à lui ! Il y avait mis, bien au centre, la petite chaise de bois
blanc qu’elle avait chiné aux Puces de Saint-Ouen lors d’une escapade amoureuse
comme ils en faisaient tant. Elle aimait s’y assoir à califourchon et d’un air
coquin l’attirer à lui avant qu’ils ne tombent enlacés dans un grand éclat de
rires enfantins. Elle basculerait tout à l’heure une dernière fois, mais personne
ne rirait… A côté, tout près du bord, un grand verre à whisky attendait qu’on
le remplisse. Il y mettrait son meilleur bourbon, pour se donner du courage et
oublier l’outrage qu’il s’apprêtait à commettre. Il tenait dans ses mains la
longue corde de chanvre et vérifiait encore que le nœud coulissait bien. Cela
l’inquiétait un peu à vrai dire et il faisait les cent pas, serrant et
desserrant l’étau fatidique qui lui ôterait la vie tout à l’heure.
Tout était prêt,
minutieusement minuté et moult fois répété dans sa tête : boire de grandes
rasades de bourbon, mais pas trop ; il ne fallait pas que sa tête tourne
ou que ses pieds se dérobent sous lui ! Passer la corde autour de son cou,
bien mise sous le col pour qu’il ne bourre pas quand le nœud
coulisserait ; l’appeler pour lui dire ; monter sur la table et
attacher à la poutre la corde d’un nœud bien solide; grimper sur la chaise et
se laisser aller…. Au fond, cela lui semblait bien simple et pas si
terrible !
Mais avant, il voulait écrire un dernier mot. Il le
laisserait dans la chambre, sur le lit. Sa première idée avait été d’ailleurs
d’en finir sur ce lit où il l’avait tant aimée. Mais il y avait là trop de
souvenirs doux et tendres où il ne voulait pas reposer. Il poserait la lettre
sur son oreiller, comme il faisait avant avec ses mots doux tandis qu’elle
dormait encore... Il savait qu’elle irait là, se recueillir un instant après
l’avoir trouvé pendouillant au plafond de leur amour brisé, sous la poutre où
ils s’embrassaient le soir du Nouvel An. Ils y accrochaient à une ficelle un
bouquet de roses et dansaient tendrement enlacés aux douze coups de minuit
avant de rejoindre en gloussant la chambre et fêter à grands bruits les
promesses de l’année nouvelle. L’embrasserait-elle en le trouvant ?
Il s’assit au bord de la petite table, prit sa plume, une
feuille blanche et ferma un instant les yeux.
Il commença : « Mon Cœur ! …. ». Il biffa aussitôt
d’un trait rageur ce mot incongru : « son Cœur ! » ne
méritait plus d’être ainsi nommée ! Décontenancé, il ne trouvait plus son
prénom tant de fois murmuré avec la ferveur d’une prière qui rend grâce
pour un don reçu … Il aurait bien commencé par une insulte, mais il ne
voulait pas sombrer dans l’ignominie, il voulait rester digne. La dignité donne
de plus de force au message, pensa-t-il.
Il se servit une grande rasade de son bourbon et l’avala d’un
trait. Puis se remit à l’ouvrage. « Mon Cœur ! » finalement
s’imposait. Il écrivit « Mon Cœur ! », sauta une ligne et
avala un nouveau verre avant de poursuivre :
« Je pars, le cœur brisé de t’avoir trop aimée. Je
m’en vais en silence, comme toi, pour toujours… Sur ce lit, tu m’avais juré
l’éternité d’un amour fidèle, l’absolu besoin de moi ! Sur ce lit, tu t’es
donnée sans détours en promettant la lune et les étoiles qui brilleraient si besoin
aux firmaments de nos peines pour éclairer nos pardons. Que reste-t-il de ces
promesses hasardeuses dans la brume froide de l’abandon ? Que reste-t-il… »
Sa plume s’arrêta. Il reprit un verre puis se dirigea
vers la porte de la chambre. Son regard s’y perdit un moment puis il revint à
la table et reprit :
« … Que reste-t-il de nos espoirs et de nos rêves
d’éternité, de nos regards complices et de nos rires partagés ? De nos
étreintes, de nos courses folles, de tous ces petits rien sans importance qui
grandissent nos âmes parce qu’on les aura partagés de tout notre cœur? Rien
sans doute, rien d’autre que le souvenir douloureux d’avoir aimé trop !
Rien d’autre que le goût frelaté des alcools de contrebande et l’haleine fétide
de la trahison !!! J’aurai pu t’aimer à mourir et je meure de t’avoir
aimé ! Les cupidons grassouillets, avec leurs arcs tordus et leurs
trompettes nasillardes doivent bien rire du rire des bonnes blagues de
comptoirs, en se tapant les cuisses d’une frappe sonore… »
Surpris par la colère qu’il sentait monter en lui, il
laissa tomber sa plume. Il prit sa tête entre ses mains un moment, sans bouger.
Il ressentait l’impérieux besoin de cracher sa colère à la face de « son
Cœur ! » ! Mais ce qu’il voulait au fond de lui-même, ce n’était
pas la vengeance mais juste dire combien il avait aimé et comme il avait mal.
Il but une fois de plus une grande gorgée de bourbon dont il sentait la chaleur
douce l’envahir et se remit à sa plume.
« Je pars donc. Je quitte ce monde où tu m’as laissé
errer seul dans les ruines de nos souvenirs communs, à la recherche vaine d’une
raison d’espérer. Mais il n’y a pas de raison d’espérer, puisque mon cœur s’est
arrêté à une porte claquée. Le jour pourtant semblait plein de promesses !
Sous la poutre, je vais danser ma dernière danse, sans recevoir de baisers… Je
ne rejoindrai pas la chambre, je ne pourrai pas y aller… ! Pourquoi cette
mort que l’on réprouve, te demandes-tu ? C’est que je ne veux pas te
retrouver un jour au Paradis ! L’avantage de l’Enfer, vois-tu, c’est que
là au moins, on n’est pas obligé d’aimer ! Et si tu m’y rejoins un jour,
nous pourrons toujours nous lancer à la tête les reproches que ton départ sans
courage a tus. Les diablotins en culottes courtes avec leurs fourches pointues
nous aiderons sans doute à grands rires à charger le tombereau de nos reproches
funestes… ».
Sa main tremblait de colère. En sueur, il fit une pause et
alluma une cigarette dont il tira quelques bouffées charnues. Elles lui
semblèrent bien âcres et il effaça ce goût désagréable d’une grande gorgée de
bourbon puis reprit :
« L’amour ose tout, accepte tout, donne tout, pardonne
tout. L’amour se donne, il ne se reprend pas … Le nôtre avait tout du vrai, je
crois. J’ai cru ! Mais il était de toc, de bric et de broc, de bouts de
ficelle et de tissus élimés à force d’être lavés. Il semblait de roc, solide
sur ses pieds, mais il était du sable des sabliers. Je l’ai cru éternel, mais
il s’écoulait grain à grain entre tes doigts vers sa fin cruelle. Je n’en peux plus d’y avoir cru et de m’être
laissé berné dans la chaleur de tes bras, endormi par tes baisers de Juda, sous
la couverture de tes promesses. Je t’ai donné le meilleur de moi, le bon et le
mauvais, je n’ai rien gardé, rien caché ! J’ai tout déposé à tes
pieds : mes espoirs, mes faiblesses, mes rêves, mes doutes aussi… J’ai
ouvert grand les bras de mon cœur et je t’ai prise, toute entière sans rien
changer ! Vénus doit bien rire à la table de Pluton où se pressent au
banquet des amours défuntes Moros, Chaos, Hypnos et tous leurs frères, dans un
grand tohubohu indécent. Des anges fourchus y servent sans doute le champagne
des jours de fête à grands flots bouillonnants !!... ».
Les heures s’écoulaient, il lui fallait maintenant finir,
mais il avait tant à dire… Il continua :
« De ce corps qui pendouille, les bras ballants, la
langue tirée, aux grands yeux glauques
exorbités, au bout de sa corde râpeuse sans vie, c’est mon âme qui s’échappe
par la porte mal fermée d’un amour
trahi. J’entends déjà le grand rire de Satan qui m’accueille, sonore et
glaçant, comme Judas autrefois, munis de ses trente talents. Le prix de la
trahison sans doute, démunie du pardon… ».
Il s’arrêta une fois encore. Le bourbon l’aiderait sans
doute à apaiser la colère qu’il avait tant de mal à cacher sous sa plume. Il
voulait lui dire que son amour était tout…
« Ne pleure pas ! Sans l’apôtre félon, la Croix
ne fut pas ! Et puis tout à l’heure, quand le souffle me manquera, je suis
bien sûr que je penserai à toutes ces fois où tu m’as serré si fort entre tes bras
et cette pensée me sera douce en frappant aux portes de l’enfer, au milieu de
mes frères trahis. Je porterai en médaillon notre amour, comme d’autre ont
porté leur croix ! »
Il avait fini. Il posa sa plume, glissa la lettre dans
son enveloppe qu’il ferma soigneusement. Il se leva, but encore une fois une
grande gorgée de bourbon et alla la poser délicatement sur l’oreiller. Une
larme jaillit. Il appela « son Cœur !» de quelques mots laconiques et
revint se placer auprès de la table. Il prit encore un verre ou deux et grimpa
tant bien que mal sur le plateau de bois. Enfin, debout sur sa chaise en
équilibre, il ferma les yeux et dans un grand cri, se laissa choir…
Elle était venue, comme promis, mais pas tout de suite.
Elle n’avait pas pu. C’est le voisin alerté par le bruit qui l’avait trouvé et
allongé sur le lit, dans sa chambre. Il n’avait pas lu la lettre, sans
doute… Elle s’était tenue un instant contre la table, près de la chaise à
terre, sous la poutre. Le voisin, compatissant, lui avait tendu la lettre et
s’en était allé sans rien dire après lui avoir serré la main d’un air gêné.
Elle prit son courage à deux mains, releva la chaise et
s’assit pour lire. Elle pleura longuement sous la poutre qu’elle n’osait
regarder. Elle l’y avait tant de fois embrassé… Elle ne pouvait aller dans la
chambre, mais il le fallait pourtant. Elle se leva, la chaise bascula, la
faisant sursauter… Personne ne rit.
Elle était
là à la porte de la chambre, toute tremblante, avec dans sa main sa longue
lettre. Il avait encore au cou l’horrible corde de chanvre. Il faudrait la lui
enlever tout à l’heure… De grosses larmes coulaient de ses yeux, sans fin. Ils
avaient tant de souvenirs sur ce lit…
Malgré elle, elle s’avança. Il avait l’air calme, apaisé,
presque heureux. Les larmes coulaient sur ses joues ; elle avait du mal à
respirer et tout son corps tremblait. Prise de compassion, elle ne put
s’empêcher de déposer sur son front un long baiser… Son
visage était blême, son front froid. Il ne bougea pas…. A son oreille, en
sanglotant, elle murmura : « Je suis là maintenant, je ne partirai
plus… Je regrette…. Je t’aime ! ».
Que serait ma vie maintenant, pensa-t-elle, si cet idiot
n’avait oublié le nœud !
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