Noces
De loin déjà on pouvait entendre le grondement
des tambours et le souffle sourd des cors de chasse, au-milieu de cris
terribles à peine étouffés derrière les lourds murs de pierre. Le tohubohu
n’invitait pas à s’approcher davantage, mais elle ne pouvait plus reculer… Timidement,
elle frappa à la porte, une énorme porte de bois et de fer mêlés, d’un poids
que le regard lui-même ne pouvait supporter. Elle y attendit un moment ;
une cloche fêlée sonnait à tue-tête …
Une hyène toute de noir vêtue, un
chapeau sur la tête, lui ouvrit, l’air hagard mais pas surpris. Six petits griffons
à pattes crochues, en robe rouge et de dentelle blanche, se jetèrent sur elle
en hurlant et l’attirèrent au-dedans. Leurs ongles pointus lui faisaient mal.
La porte se referma en rigolant. Elle fut plongée d’un coup dans l’obscurité,
dans une sorte de grand vestibule où luisaient maigrement quelques candélabres
poussiéreux. Sous ses yeux, une myriade de lucioles agitait entre leurs ailes une
pancarte de bienvenue sur laquelle elle put lire en passant « Laissez ici tout
espoir, l’Enfer est éternel ! ». Un peu plus loin, dans un coin
sombre, un centaure à tête d’âne, l’air peu aimable, lui intima d’une voix sourde de déposer
séance tenante dans la boîte qu’il tenait entre ses pattes toute vertu telle
qu’humilité, chasteté, patience, générosité, délicatesse et autres insanités
qui n’avaient point ici, dit-il, droit d’entrer … ; un renard hypocrite
lui tendit vivement une couronne d’orgueil, un grand sac d’avarice, une dose
d’envie, un raisin de colère, une infusion de luxure, une grande boîte de
gourmandise et six poils de paresse à garder dans sa main, toutes choses
précieuses ici qu’elle avait bien méritées, lui annonça-t-il. Un séraphin à
tête de lion la prit en photo et lui colla entre les mains un bouquet de roses
noires, avec un numéro à trois chiffres qu’elle ne put lire… L’hyène haineuse
et les lucioles s’en allèrent, les griffons la poussèrent violemment ainsi
munie de tous ces sacrements à travers le rideau qui fermait le vestibule
tandis qu’un orgue poussiéreux se mit à jouer une marche funèbre…
Une chimère cracheuse de feu, un
encensoir à la main, lui souhaita une chaleureuse bienvenue. Toute tordue d’un
rire gras, elle lui indiqua le chemin à suivre et lui recommanda de garder bien
ouverts ses yeux, car ici, dit-elle, les chemins étaient pavés de bonnes
intentions où l’on pouvait tomber lourdement. La chimère devant elle, dans un
nuage de fumée, la peur au ventre, elle s’avança d’une démarche hésitante au
milieu d’une sourde clameur sur le chemin sinueux. Elle prit garde à ne pas
achopper quelque bonne intention ainsi que la chimère le lui avait recommandé… Une
chauve-souris, une étoile entre ses ailes, lui ouvrait la route en chantant en boucle
« I’m dancing with the Evil »
d’une voix nasillarde ; elle pouvait apercevoir au loin, sur une sorte
d’autel, les sept coupes de la colère de Dieu se déverser dans un grand
embrasement au milieu de cris atroces, des tonnerres et de grands
tremblements… ; elle voulut faire demi-tour, mais deux gorgones
immortelles lui lancèrent au cou de lourdes chaînes et la traînèrent en avant.
A demie-étranglée, elle avançait en silence, les yeux baissés, n’osant regarder
devant elle les lueurs qui déchiraient la pénombre en soufflant sourdement.
Toute tremblante, elle se promit d’être
plus délicate avec ceux qu’elle aimait si… Elle tomba une première fois. Elle
gisait au milieu de vers gluants, le ventre rebondi qui se passaient la langue
sur leurs lèvres gonflées et la regardaient avec appétit. Les gorgones tirèrent
sèchement sur les chaînes pour la relever, la chauve-souris s’étranglait de rire
en volant et laissa tomber son étoile. Elle avait du mal à respirer un air
chauffé à blanc qui lui brûlait la poitrine. Elle n’eût d’autre choix que
d’avancer, ployant sous le poids des chaînes qui lui déchiraient le cou. Elle
ouvrit les yeux, pour ne pas tomber…
Deux gnomes en culottes courtes armés de
machettes poursuivaient un voleur à la main tranchée ; un vautour à trois
becs plongeait sa tête entre les cuisses d’une femme adultère, tandis qu’un
bouc cornu courrait en beuglant derrière un pervers à long manteau. Le pauvret chuta
sur un gourmand en larmes qui vomissait ses tripes en s’étouffant au pied d’un
porc glouton. A deux pas de là une pie géante s’amusait à voler un pauvre avar
tout décati qui pleurait en essayant vainement de protéger son maigre trésor
entre ses bras, l’air désespéré. Au détour d’un buisson ardent, une harpie en
colère fouettait un moine ventru qui se prosternait devant un veau d’or en
psalmodiant des cantiques inaudibles… Sur un lit de braises se tordait
un paresseux qui prétendait qu’on était le septième jour mais qui aurait bien
voulu se lever tant il avait mal… ; assis à une table, un faux témoin
crachait la vérité en jurant le bon Dieu à la face d’une veuve noire hirsute
qui n’en croyait pas ses yeux ; une orgueilleuse refusait de courber
l’échine pour honorer son père et sa mère malgré les coups de fouets assénés
par un lutin sadique ; un assassin regardait avec envie la femme d’un
colérique qu’un troll maléfique poussait à la jalousie….
C’était plus qu’elle ne pouvait voir, la
pauvresse enchaînée, tirée par ses gorgones qui perdaient patience. C’était
certain, elle serait généreuse désormais envers son prochain si… Elle tomba une
nouvelle fois, dans le fracas des cris stridents de tous ces malheureux à peine
couvert des rires gras de leurs bourreaux infâmes. Les gorgones la laissèrent là
par terre aux mains de 10 diablotins à tête de pharaon, l’air songeur. Ils la
jetèrent soudain dans un fleuve puant dont elle sortit à grand peine, au milieu
de grenouilles, de mouches, de sauterelles et de moustiques voraces. Sa peau se
couvrit de pustules odorantes que la grêle faisait éclater… Autour d’elle, dans une ronde infernale, des
diablotins farceurs hurlaient des insanités à faire rougir une diablesse :
l’un tirait ses cheveux défaits, un autre lui mordait l’oreille, un autre
encore la piquait de sa fourche juste au-dessus des reins … Elle reprit son
chemin ainsi à grands pas au milieu d’une foule innombrable. Des femmes
adultères tombaient sous les pierres en hurlant, des larrons en croix imploraient
pitié au milieu de chaudrons bouillonnants d’où sortaient les plaintes sourdes
d’âmes perdues… elle se promit d’être à l’avenir plus patiente et chuta une
fois de plus…
Soudain, les cris se turent. Tous, âmes
damnées et leurs bourreaux se figèrent. Les trompes sonnèrent en fanfare
joyeuse, au milieu des roulements de tambours. Précédé de 12 vierges nues qui
lançaient en l’air leurs nombrils dans un grand déhanchement indécent, IL
apparut au milieu des chats sauvages, des hiboux et des chacals. Il demanda
d’une voix sourde qu’on la lui amena séance tenante. Elle fut jetée à ses
pieds, dans sa tunique déchirée qui laissait tout voir d’elle aux regards de la
foule avide de ce qui allait venir.
Il
parla : « Regardez mes bonnes âmes de vos yeux incrédules cette femme
en guenilles qui s’affale à mes pieds. Regardez comme elle est belle, avec ses
yeux qui déjà implorent le pardon ! Regardez comme elle est désirable, la
sainte nitouche !! N’est-elle pas touchante ainsi, désarmée sous le poids
de ses pêchés de misérable traitresse qui l’on fait choir si souvent? Elle
espère encore, la pauvrette ! Mais elle me vendra bientôt pour pardon son
âme pour l’éternité, pour le meilleur et pour le pire surtout !!! Je la
veux la diablesse ! Qu’on l’emporte
pour les noces… ».
Toute
tremblante, elle se releva à grand peine. Elle sentait sur elle le poids de sa
misérable existence. C’est vrai, pensait-elle, elle avait souvent fauté mais …
Elle osa lever les yeux vers Lui qui s’approchait pour entendre. Elle vit son
visage difforme, son crâne allongé et sa barbe de vieux bouc sous sa capuche
trop large. « Je savais le pêché bien laid, mais à ce point ! »
pensa-t-elle… Elle vit derrière elle, la foule attentive, suspendue à ses
lèvres, impatiente d’entendre ce qu’elle allait dire ; elle voyait déjà
les sourires satisfaits de ces pauvres gens déjà trop contents du châtiment qui
allait venir… Avec courage, elle lui faisait face. Surpris, il ne bougea pas.
Qu’attendait-il ? Avec force, elle s’écria « Vade retro,
Satanas ! Vade retro aux feux de l’Enfer où est ta place !!!
J’appartiens à mon Seigneur et mon Dieu et malheur soit à celui qui ose poser
sa main impure sur Sa créature! »
Le
pauvre diable à ces mots, l’air tout dépité, traversa la foule et sortit en
courant. Sous la nef profonde, des âmes en détresse s’évanouirent, d’autres
hurlaient en vain qu’on rattrapât leur Maître, certaines erraient en pleurant
de bras en bras en lui jetant des regards incrédules tandis que d’autres
restaient là, silencieuses, abasourdies… Un ange tout de noir vêtu s’approcha
d’elle à grands pas… Elle s’évanouit.
Commentaires
Enregistrer un commentaire