Le gardien et la raison

 

Depuis combien d’année déjà occupait-il cette petite loge qu’il affectionnait tant ? Luis n’en savait rien, mais chaque soir, après sa dernière ronde, il rendait grâce à Dieu. Car, malgré ses origines modestes, il se rendait bien compte de la chance qui était la sienne de vivre dans l’un des plus beaux immeubles du quartier Notre-Dame. Il ne se lassait pas d’admirer la vieille façade patinée par le temps et ses balcons de fer forgé aux formes aériennes, suspendues au-dessus de la rue piétonne, comme ces oiseaux de mer qu’il avait vu autrefois au-dessus des falaises du Cotentin.

Tout dans cette vieille bâtisse de pierres jaunies respirait l’éternité : la porte de bois clouté, parée de cuivre, épaisse comme un livre d’histoire, ses vitraux aux couleurs pastel, le grand hall aux murs de patine ocre et son carrelage blanc et noir, irrégulier, comme usé par les va-et-vient incessants des habitants, … tout vraiment semblait surgir des temps anciens où le marquis de Sevenol avait fait construire ce grand hôtel particulier, témoin de sa fortune et de sa gloire.

Luis était là, seul comme chaque soir dans ce modeste logis qui commandait l’entrée. De là, rien ne pouvait lui échapper et il mettait tout son cœur à cette lourde tâche. Gardien d’un immeuble aussi chargé d’histoire, c’était pour lui presque comme être Cerbère gardant les Enfers. Comme lui, il se devait d’être vigilant à l’extrême et inflexible, ne laissant personne entrer ou sortir sans qu’il ne le sache, sauf les résidents qu’il laissait libres d’aller et venir. Cerbère ! Il savait bien que c’était ainsi qu’on le surnommait, non sans respect lui semblait-il. Au tout début, ce surnom aride l’avait blessé, mais depuis qu’il en avait lu l’histoire dans les livres, il en éprouvait une grande fierté, au point qu’il avait fait écrire, à l’attentions des malicieux, en lettres capitales sur le panneau de bois verni qui jouxtait sa porte : « Je n’ai qu’une tête, mais je vois tout ! ».

« Un mythe, je suis l’égal d’un mythe ! ». Cette pensée qui lui faisait si chaud au cœur l’aidait à oublier sa modeste condition et lui donnait le sentiment d’appartenir à la longue histoire de cette bâtisse dont il surveillait sans relâche les entrailles. Car, au fond de lui-même, il savait bien qu’il y avait tâche plus noble, même s’il appréciait les avantages de sa charge. Dans ses pensées, ses rêves les plus fous comme il disait, il s’imaginait souvent en marquis de Sevenol, sortant de sa calèche à six chevaux, salué par le gardien en grande tenue. C’était sans doute là le plus profond de ses secrets, de ces choses dont on ne parle à personne…

Il en était là de ses songeries, tout infatué des mérites qu’il s’accordait à grand renfort de ce qu’il considérait lui-même comme des réminiscences de son autre vie sa vraie vie, sa vie de marquis auréolé d’une gloire à jamais inscrite dans la pierre de cet immeuble que tous admiraient, lorsqu’il entendit un bruit feutré provenant du hall d’entrée. Il se tenait debout, immobile, la gorge serrée, presque à lui faire mal, sans très bien savoir que faire. Mais ses réflexes de gardien averti lui revinrent d’un coup, chassant ses rêveries. Le plus rapidement qu’il put, il se porta au guichet de sa loge. Prudemment, il entrouvrit le rideau qui masquait la petite ouverture et observa. Rien dans le hall n’indiquait une présence ; la lumière ne s’était même pas allumée. Il sentait portant qu’il se passait quelque chose Ne pouvant tolérer qu’on lui échappât, ni qu’on lui jouât des tours, il ouvrit brutalement la porte et sortit d’un bloc.

Elle était là, assise en silence sur la première marche du monumental escalier de bois ciré qui conduisait à l’étage. Son reflet semblait danser dans le grand miroir qui ornait le hall. Luis voulu crier mais, malgré lui, comme intimidé, il ne put que murmurer un timide « Bonsoir, mam’selle ! » joliment tinté d’un fort accent de province. « Quel Cerbère je fais ! », ne put-il s’empêcher de penser tout haut.

  • « Bonsoir, Monseigneur ! A qui ai-je l’honneur ? » s’entendit-il répondre.

Luis fut frappé par la douceur de cette voix qu’il ne connaissait pas mais qui lui semblait pourtant si proche, presque familière. Impressionné, il fit un effort pour adoucir la sienne et cacher sa mauvaise humeur que le titre de « Monseigneur » avait déjà ébranlée.

  • « J’suis le concierge. Qu’est-ce que fout faites là, ma p’tite dame, on s’est perdue ? », demanda-t-il ?
  • « Je pense, je songe, je crée ! J’existe ! Tout au moins j’essaie… », lui répondit-elle d’un air rêveur.
  • « Vous essayez quoi donc ? » s’écria-t-il, sans pouvoir cacher la surprise qui faisait trembler sa voix.
  • « D’être, tout simplement ! D’être simplement ! ».
  • « Mais qu’est-ce que vous racontez ? Vous avez plus toute votre tête ou quoi ? »
  • « D’être une autre que moi, je tente d’être une autre, tout simplement ! N’avez-vous jamais fait le rêve d’être un autre ? Ne vous y êtes-vous jamais essayé ? S’échapper de vous-même et devenir ce que vous rêvez d’être ! Jamais ? ».

Luis s’abstint de tout commentaire mais ne put s’empêcher de penser que cette femme était bien étrange. Pourtant quelque chose en elle l’intriguait au point qu’il ne pouvait détacher ses yeux de cette silhouette diaphane, presque fragile dans sa robe de dentelles blanches. La petite musique douce de sa voix le pénétrait en remuait son âme, comme le ressac remuait le sable, le jour où il avait admiré les falaises.

  • « Non, mam’selle ! J’me suis jamais posé cette question. Faudrait-y avoir perdu la tête pour faire çagg ? ».
  • « La raison, mon Cher, la raison certainement ! Car une tête, que je sache, ne s’est jamais perdue, sinon au temps de la Terreur où… ». Sa voix resta suspendue, comme une source qui se tarit d’un coup. Puis, l’air songeur, elle lui demanda :
  • « Savez-vous, très Cher, ce qu’est la raison ? ».

Interloqué par cette question surprenante, Luis ne sut pas quoi répondre. Tout s’entrechoquait en désordre dans sa tête. Il ne savait pas que penser de cette situation curieuse. Tout intrigué d’être là, dans la pénombre, à discuter avec une jeune fille qu’il ne connaissait pas, il ne se rendit pas compte qu’il réfléchissait à voix haute. 

  • « Devenir un autre, rêver d’être un autre… La raison…, la raison c’est…, c’est… la raison ! Un point c’est tout ! » s’entendit-il répondre soudain, presque malgré lui.

Les yeux de la jeune fille s’illuminèrent alors. Il pouvait voir comme une flamme brillait dans son regard, comme si elle venait de comprendre quelque chose qui lui échappait depuis longtemps.

  • « Mais oui ! C’est cela ! Tout simplement cela !! Un point. Un point au bout d’une phrase…. Un point-virgule ; un point d’exclamation ! D’interrogation aussi ? Un point final ! C’est cela, Monseigneur, un point FINAL, un point c’est TOUT !!!  La raison n’est rien d’autre que la fin, le tout, de notre vie, le fin du fin de notre état d’homme libre ! ».

Luis se sentait fier de lui-même. Lui, le gardien sans éducation, avait résolu d’une seule phrase des siècles de recherche philosophique. Lui, le petit gardien d’un immeuble de luxe qui se rêvait en marquis adulé, respecté, étalant sa gloire dans son hôtel particulier, servi par des dizaines de domestiques soucieux de réaliser le moindre de ses désirs…

  • « Ne vous ai-je pas fait faire un grand mas dans votre quête ? » lui demanda encore la jeune fille.

Il était là, au milieu de ses domestiques affairés à le satisfaire lorsqu’il entendit soudain une autre voix qui disait :

  • « N’êtes-vous pas un peu perdu, est-ce que vous vous sentez bien ? ».

Il n’avait pas encore remarqué le personnage qui venait de s’exprimer, interrompant brutalement sa douce rêverie.

  • « C’et qui qui parle ? » demanda-t-il d’un air inquiet et acerbe, à la fois surpris de ne voir personne et déçu de perdre son songe.
  • « Je suis la conscience, mère de la raison et fille des homme », répondit le personnage que Luis peinait à apercevoir dans l’ombre, juste derrière la silhouette de la jeune fille.
  • « Elle est la conscience, fille de la raison et mère des hommes », corrigea l’autre.
  • « Ah mais non ! je sais qui je suis tout de même ! Mêlez-vous de ce qui vous regarde ! ».
  • « Ah mais non, vous l’ignorez, ma chère ! Car quel esprit sain pourrait prétendre ainsi que la conscience est mère de la raison ? Prétendre une telle chose mérite d’être mis à jamais au ban de la société, sans aucune mansuétude ! Tous ici nous le savons : la raison domine, c’est elle qui donne à l’homme tout son sens et qui fait qu’il n’est pas un animal ! ».
  • « La conscience domine ! », s’entendit-elle répondre avec conviction.
  • « Votre raisonnement est bien fallacieux, ma chère ! Nous autres, gens de raison, nous ne saurions y souscrire… », ajouta encore la jeune fille, comme si elle incluait Luis.

Luis n’entendait déjà plus cet étrange dialogue qui animait ses compagnes. Son esprit se perdait dans ses pensées. Malgré lui pourtant, il essayait de suivre ce dialogue et de comprendre le sens étrange de tous ces mots qu’elles se lançaient. Il savait bien qu’un simple gardien d’immeuble ne pouvait comprendre ni la raison, ni la conscience, et encore moins le subtil rapport entre ces deux notions. Mais il lui semblait en revanche qu’un marquis…. Oui, un marquis pouvait comprendre la philosophie ! Un marquis….

  • « Je peux comprendre ! », dit-il fièrement à l’attention des deux femmes qui discouraient sans fin ;
  • « Luis, écoutez-moi ! » dit celle qu’il ne voyait toujours pas. « Ecoutez-moi ! ». Elle dit cela avec une telle force, qu’il en resta tout interdit, surpris par la force de conviction que trahissait cette voix.
  • « Quoi ? »
  • « Luis, mon ami, n’écoutez pas cette femme ! Elle vous perdra ! Et vous me perdrez du même coup ! La raison est tout, Luis, mon ami. La raison est tout et le reste n’est que fadaises de bonne femme en mal de reconnaissance. La raison, Luis, c’est ce qui vous fait vivre, la conscience, c’est ce qui vous perd ! » lui criait la jeune fille, l’air désespérée.
  • « Ce qui vous fait vivre, … Ce qui vous perd, … », marmonnait-il.

 

Ces mots dansaient dans sa tête, sans fin. Il lui semblait même qu’ils claquaient. Il se sentait perdu, comme écartelé entre sa véritable identité et celle qui prenait corps en lui, peu à peu. Il ne savait plus très bien qui de lui ou du marquis réfléchissait à voix haute.

  • « La conscience … la raison… perdre ou vivre, quel rapport entre ces mots ? Mère des hommes ? Fille des hommes ? Qui précède qui ? Qui est qui ? », hurla-t-il soudain, comme déchiré par une grande douleur.

La jeune fille ajouta : « Perdre conscience, Luis, garder raison ! Une raison de vivre, Monseigneur, une raison de VIVRE ! N’est-ce pas ce que vous recherchez ici ? N’est-ce pas ce que vous avez voulu atteindre ce soir ? Seriez-vous oublieux de cet état de gardien que vous abhorrez tant, Luis ? je puis changer votre être, mon cher, mon ami, je le puis ! »

  • « Certes, ma fille, tu le peux. Mais qu’est-ce que vivre la vie d’un autre quand on n’a même pas la conscience d’exister ? », demanda l’invisible.
  • « Tu n’es Luis que parce que tu as conscience d’être ! Ta raison d’être viendra après. Regarde les animaux, ils n’ont pas conscience d’être et donc aucune raison d’être. Mais toi, Luis ? Moi, je peux changer ton être et ta vie ».
  • « Mais, mais… j’ai aussi raison d’être ? », s’écria-t-il ;
  • « J’suis même conscient d’avoir raison ! ».

Après un temps de silence, il poursuivit :

  • « Vous ne m’emberlificoterez pas avec vos idées de savantes ! J’ai conscience d’être le marquis, et raison de vouloir être Luis… Non, j’ai raison d’être le marquis et conscience d’être… Un point c’est tout ! »

 

Sous l’effet de la colère, ses bras s’agitaient en tous sens dans le plus grand désordre. Il criait, vociférait sans fin. Rien ne semblait plus pouvoir l’arrêter et le regard que lui lançaient les deux femmes faisaient croître cette colère qu’il ne maîtrisait plus. Elles ne comprenaient donc rien ni à ce qu’il disait ni à celui qu’il était ;

  • « Je suis le marquis, gardien de cet immeuble. Et vous, avec vos contes de bonnes femmes, vous m’embêtez ! Moi je sais qui j’suis et toi la vieille, et toi la jeunette, vous allez m’débarrasser mon hall !!! Et plus vite que çà ou bien j’appelle mes gardes !!! ».

 

Car désormais il savait ! Oui, il avait compris que Luis n’était qu’un rêve, un subterfuge. N’avait-on jamais entendu femme aussi jolie, toute de dentelles vêtu, appeler un pauvre gardien d’immeuble « mon ami », « mon frère », « Monseigneur ! » ? N’avait-elle d’ailleurs pas évoqué la Terreur ? Il s’en souvenait maintenant : elle avait blanchi à cette évocation ; elle en avait même perdu la voix. C’était donc cela : il s’était certainement caché sous les traits de ce bougre de gardien pour échapper à la mort…

 

Tous le regardaient. Il était méconnaissable : le gardien calme et serviable qu’ils connaissaient si bien semblait comme fou et tenait des propos inquiétants. Lui ne les entendait pas ; il ne semblait même pas les voir, tout heureux de connaître enfin la vérité sur lui-même.

Alors qu’on l’emmenait tout ficelé dans sa camisole, son regard cherchait sans celle le hall se son immeuble, comme s’il cherchait à se raccrocher à quelque chose, comme s’il cherchait quelque chose… Il suppliait dans un sanglot sans fin qu’on le laissât parler une dernière fois aux femmes qui lui avaient rendu sa vie. Dans un dernier sursaut de volonté, il les vit une dernière fois, mêlées à la foule des badauds qui suivait son brancard. Un court instant, elles se penchèrent à son chevet avant de disparaitre dans la nuit.

L’une dit : « Tu vois, tout intelligent qu’il est, il a perdu la raison ! ».

L’autre répondit : « Il a perdu conscience aussi ! »

La porte de fer se referma alors sur le pauvre gardien, à jamais.

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