Rencontre
Elle se tenait droite, les mains posées sagement sur ses genoux,
immobile et silencieuse. Sa longue chevelure bouclée ondulait librement et tombait
en fines mèches légères, enveloppant son corps gracile d’un halo de blondeur
au-dessus de sa chemise de nuit de satin noir. Une bretelle avait glissé sur
l’épaule, laissant deviner la courbe d’un sein sous une peau mate, à peine
caché derrière la courbe d’un bras serré contre elle. Rien ne permettait de
deviner son âge. Son visage ovale et lisse semblait tendu, légèrement blême à
cause de l’immobilité sans doute. Percé de deux yeux en amande sous un front
haut, joliment soulignés par des sourcils bien dessinés et de longs cils
soyeux, il ne laissait rien paraître. Son regard sans éclat, comme endormi ou absent,
s’effaçait de part et d’autre d’un nez droit et fin derrière des paupières
lourdes, comme incapables de cligner. Seules ses joues, légèrement creusées,
portaient encore quelques couleurs, tandis qu’un sourire triste semblait mourir
sur des lèvres fines et sensuelles mais exsangues d’avoir trop souri.
Elle devait avoir vingt-quatre ou vingt-cinq ans, guère
plus, guère moins. Sa silhouette menue, à la fois sobre et élégante, avait
encore cette grâce propre aux jeunes femmes faites pour être aimées, de celles
qui attirent au premier regard et dont le souvenir s’attache aux méandres de la
mémoire, malgré soi. On pouvait lire
dans les courbes innombrables de son corps la beauté, la tendresse, la pudeur,
sublimée par un zeste d’inaccessible douceur et de fragilité, derrière le
rideau translucide de son vêtement léger. Tout en elle semblait fait pour
vibrer, frissonner ; tout suggérait cette grâce subtile que donne à
l’amour le frisson d’un baiser volé au détour d’une étreinte incertaine et
invitait à rêver de ces rêves qui vous laissent au matin, le cœur triste d’avoir
à quitter la nuit qui s’achève.
La pièce était sombre, à peine transpercée d’un ou deux
rais de lumière que laissaient passer les volets de bois fermés. Le jour devait
s’être levé déjà. Au dehors, l’on entendait le chant timide de quelques oiseaux
matinaux et le murmure de la rivière, pas très loin. Tout semblait calme et
paisible, invitant à poursuivre les douces rêveries de la nuit. Le lit de fer
blanc sur lequel elle était assise était étrangement posé au centre de la
pièce, sans rien d’autre autour. Au mur, une grande glace faisait face au lit,
posée à même le sol. A côté, la cheminée de pierre où quelques braises
rougeoyaient encore. Pas un tableau n’égayait les murs de plâtre délavé, pas un
bibelot ne venait donner une âme à cette pièce où tout semblait figé.
Depuis combien de temps était-elle assise là, au bord de
son lit, les pieds ballants dans le vide, le regard perdu vers un horizon
lointain qu’elle seule sans doute pouvait voir ? Elle semblait attendre de
ces attentes qui n’en finissent pas, indifférente à ce qui l’entourait.
Lorsqu’il ouvrit
les yeux, il ne la vit pas tout de suite. Ce n’est qu’après quelques minutes
qu’il l’aperçut, le temps pour lui de s’extirper du sommeil qui l’avait assommé
après une longue mais vaine lutte. Il ne craignait rien de plus que de
s’endormir depuis qu’il savait sa vie en suspens. Ce n’est pas, disait-il,
qu’il avait peur de la mort mais qu’il avait la crainte de ne pas la voir
venir. Ce qu’il voulait, c’était être pleinement présent et remettre sa vie doucement
entre les mains de celle que Dieu aurait choisi pour la recueillir, dans un
dernier abandon volontaire et conscient.
- « Vous êtes là? », souffla-t-il.
Elle se tourna vers lui, lentement, sans rien dire.
- « Je suis heureux de vous voir ! ».
Elle posa sur lui son regard triste.
- « Je suis content que vous soyez restée à mes côtés. J’avais peur que vous ne partiez sans m’attendre et me laissiez là, tout seul ».
Elle ne dit rien. Elle le regardait juste, intensément.
Elle l’avait rencontré la veille, au détour du chemin, dehors, tout près de la
maison. Elle était transie de froid, perdue au milieu de cette campagne
solitaire où personne ne venait jamais. Touché au premier regard par un je ne
sais quoi d’inattendu tant espéré, il l’avait invitée à entrer. Il n’avait pas
hésité un instant; elle avait hésité un moment. Elle était entrée.
Il posa sa main sur son épaule dénudée. Surprise, elle
eut un mouvement de recul mais ne put cacher un frisson. Elle sentait sur sa
peau la chaleur douce de ses doigts immobiles dans l’attente d’un signe qui ne
venait pas.
D’une voix chaude, légèrement tremblante, il lui
dit :
- « Je ne sais de vous que le silence, la douceur et la tendresse qui frissonnent, le clair-obscur de vos yeux qui se donnent, vos mains fébriles, vos soupirs retenus… Je ne sais de vous que les étreintes de la nuit et leurs profonds murmures qui résonnent, le baiser de vos lèvres et vos yeux qui s’étonnent… ».Il se tut un instant, comme pour reprendre courage et poursuivit :
- « Je sais de vous plus que votre nom, le fond de votre âme ! Et à l’heure où vient l’instant de s’abandonner enfin, elle donne à mon cœur les battements qui lui manquaient, ce supplément joyeux où se fond la peur de n’être bientôt plus. Je vous ai attendue et je ne regrette pas les attentes vaines désormais accomplies… ».
Elle baissa les yeux et posa doucement sa main sur la
sienne. Elle avait aimé. Une larme coula de ses yeux sur sa joue. Elle ne
devait pas… Elle se blottit contre lui. Malgré elle sans doute, elle avait aimé
l’étreinte incertaine où les cœurs se donnent et se découvrent à nu, hors le
temps et la raison, livrés à eux-mêmes. Il ne savait pas son nom, mais il
savait son âme profonde…
- « Vous pleurez ? »
- « Vous ne savez pas mon nom ! Si vous saviez !!! Je suis celle que l’on n’attend pas et qui vient, celle que l’on souhaite parfois et que l’on regrette toujours, celle que l’on croit pouvoir tromper et qui surgit, celle… »
Il
la regardait.
- « Je suis l’esquinté, l’inhabité, l’usé, le harassé… Si vous saviez ! Je suis le condamné, le fichu, le disparu, le perdu… ».
Elle l’entoura de ses bras, doucement. Il pleurait, sa
tête posée sur son épaule fragile. Leurs mains se joignirent. Ils restaient là,
tous les deux en silence, mêlant leurs larmes dans l’attente infinie du temps indocile
qui ne semblait plus vouloir venir. Elle respira profondément, attendit un peu
puis, d’une voix douce lui dit :
- « J’ai aimé que vous m’aimiez, de vos étreintes subtiles aux baisers de votre bouche, de vos mains qui me touchent à vos désirs indociles. J’ai aimé vous aimer, de mes mains fébriles aux soupirs fugitifs, de mon corps qui s’abandonne à mon cœur qui se donne. J’étais le dernier jour, le dernier souffle, le grand voyage, le grand passage, le dernier soupir et le sommeil éternel, ... Et voilà que je suis l’exténuée, l’éreintée, l’apathique, la mortifiée, l’anéantie !! Heureuse et perdue, malheureuse éperdue, bienheureuse et si triste d’un amour impossible dont les baisers et les caresses échangés ne pourront jamais rien au destin suspendu du temps qui vient. Je… ».
Il prit son visage entre ses mains, avec tendresse :
- « Vous êtes l’inattendu dessein qui se fait jour quand la nuit s’éteint et que les âmes perdues se rendent à l’évidence de n’être bientôt plus. J’aime voir en vous la vie qui déroule son long ruban d’amours éperdues, éphémères et brutales, où pointent pourtant l’espérance fidèle d’un amour éternel. Je vous aime pour ce parfum délicat où se mêlent et le début et la fin, lamés de regrets et d’espoirs incertains. »
Elle se blottit plus fort entre ses bras. Elle le
regardait, comme pour chercher dans ses yeux la force d’aller plus loin. Son
cœur battait contre sa poitrine, à grands coups qui lui faisaient mal. Elle ne
savait plus… Son innocence, sa confiance la touchaient au plus profond de
son cœur ; il avait cette grâce des grandes âmes devant lesquelles même la
Mort s’incline, toute intimidée d’avoir à les prendre dans ses mains. Le temps
devait reprendre son cours ou s’arrêter à jamais et le courage déjà lui
manquait.
Il la sentait contre lui, toute fragile. Il l’entoura de
ses bras et la serra bien fort contre lui. Délicatement, il posa un baiser sur
son front et lui dit :
- « J’ai aimé votre douceur, sentir que vous vous perdiez au creux de mes bras… Mais nous sommes ainsi faits qu’il nous faut être ce que nous sommes et rien d’autre. Toute ma vie, j’ai essayé ! J’ai aimé que ce soit vous et si je me donne, c’est pour mieux vous recevoir. Dix épines pour une fleur à mon front n’y pourront rien changer et nous devons être ce que nous sommes ! Dans l’écrin de vos bras, j’ai mis tout ce que je suis, sans rien garder. Je vous aime pour ce que vous êtes, pour la promesse qui est en vous et que vous me devez ! »
Elle
réfléchit un moment, en silence, sans bouger. Elle voulait prolonger un moment
cet instant trop rare où son âme était touchée jusqu’au renoncement. Elle
aurait voulu s’en aller ne pas être devant lui, hésitante et tremblante. Elle
plongea son regard dans le sien et d’une voix apaisée et douce, lui dit :
- « J’ai aimé ce temps suspendu à vos lèvres si douces et croire n’être plus… Vous savez et mon nom et mon âme, je le sais ! Nous sommes tels que nous sommes et les fleurs aux épines de nos fronts n’y pourront rien changer ! Vous ne m’avez ni jugée, ni maudite et je vous rends grâce ».
Il ferma les yeux doucement et sourit. Dehors, les
oiseaux chantaient sous les rayons de soleil et dans la pièce vide flottait,
derrière les volets fermés, une douce lumière dans le reflet de la glace, près
de la cheminée. On entendait le doux murmure de la rivière, non loin. Elle se
leva pour partir. Une lumière intense lui brûlât les yeux… Il put distinguer un
visage au-dessus de lui et entendit quelqu’un qui criait « Vite ! Il
revient à lui !!! ».
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